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Pour comprendre à quel point est déjà proche l’homme post-historique

Machinisme, Progressisme, Techniques, Autoritaires, Technologie,Technophilie, Transhumanisme !!!

Nous voici désormais parvenus au présent; si nous cherchons à aller plus loin, nous entrons dans le domaine du mythe où chacun projette ses propres aspirations. Même ceux qui ne discernent pas d’autre avenir possible que celui, désastreux, que le présent semble annoncer, greffent sur leurs observations « objectives » leurs souhaits et leurs penchants inconscients lorsqu’ils présentent des conditions sociales transitoires comme s’il s’agissait de nécessités naturelles intangibles. Car de nombreuses autres hypothèses existent en réalité; et le simple fait d’affirmer qu’une possibilité particulière prévaudra revient déjà à postuler qu’on possède toutes les connaissances nécessaires pour interpréter la situation. Cette attitude, en dépit de son objectivité ostentatoire, est naïve : elle omet de tenir compte des forces latentes de la vie et des surprises qui caractérisent tous les processus à l’état naissant — oubliant aussi qu’une des fonctions de l’intelligence est de tenir compte des dangers qu’entraîne une confiance exclusive en la seule intelligence. On peut prévoir l’entropie, mais pas l’émergence du nouveau.

La ligne possible de développement que je vais maintenant prolonger repose sur l’hypothèse que notre civilisation continuera à suivre le chemin tracé par le Nouveau Monde et accordera toujours plus d’importance aux pratiques introduites à l’origine par le capitalisme, la technique de la machine, les sciences physiques, l’administration bureaucratique et le gouvernement totalitaire; et que de leur côté ces pratiques se combineront pour former un système parfaitement clos sur lui-même, dirigé par une intelligence délibérément dépersonnalisée. Cela impliquerait bien évidemment l’effacement ou la suppression des qualités humaines et des institutions apparues antérieurement dans l’histoire. Dans un tel système, les aspirations de l’homme se conformeraient à un processus mécanique immunisé contre tout désir divergent. Ainsi viendrait au monde une nouvelle créature, l’homme posthistorique.

L’expression « homme posthistorique » a été forgée par M. Roderick Seidenberg dans un livre lucide publié sous ce titre. Réduite à ses grandes lignes, sa thèse est que la vie instinctive de l’homme, primordiale tout au long de son passé animal, a perdu du terrain au cours de l’histoire, tandis que son intelligence consciente prenait de plus en plus fermement le contrôle d’une activité après l’autre. Ainsi la vie organique elle-même est passée au second plan, au profit de ce que l’intelligence permet de comprendre et d’utiliser, c’est-à-dire le processus causal, dans lequel les acteurs humains se voient conférer le même statut que les moyens non humains. En se détachant de l’instinctif, de l’intentionnel et de l’organique, et en s’attachant au causal et au mécanique, l’intelligence a pu contrôler plus efficacement toutes les activités : aujourd’hui, elle ne cesse d’étendre ses conquêtes du domaine des activités « matérielles » à celles qui sont biologiques et sociales ; et tout ce qui dans la nature de l’homme ne se soumettra pas de bon gré à l’intelligence sera, avec le temps, écrasé ou éradiqué.

Selon cette hypothèse, la nature de l’homme a commencé à subir à l’époque moderne un changement final décisif. Avec l’invention de la méthode scientifique et des procédés dépersonnalisés de la technique moderne, l’intelligence froide, qui est parvenue comme jamais auparavant à maîtriser les forces de la nature, domine déjà largement toute activité humaine. Pour survivre dans ce monde, l’homme lui-même doit s’adapter complètement à la machine. Les types humains réfractaires à l’adaptation, comme l’artiste ou le poète, le saint ou le paysan, seront soit remodelés, soit éliminés par la sélection sociale. Toutes les formes de créativité associées à la religion et à la culture du Vieux Monde disparaîtront. Devenir plus humain, pousser plus loin l’exploration des profondeurs de la nature de l’homme, rechercher le divin, tout cela ne concernera plus l’homme mécanisé.

Poussons plus loin cette hypothèse. L’intelligence voyant son hégémonie établie par la méthode scientifique, l’homme appliquera à tous les organismes vivants, et par-dessus tout à lui-même, les règles qu’il a appliquées au monde matériel. Ayant pour seuls buts l’économie et la puissance, il créera une société n’ayant d’autres qualités que celles qui peuvent être intégrées dans une machine. La machine est en fait précisément cette part de l’organisme qui peut être conçue et contrôlée par la seule intelligence. En prenant pour modèle le fonctionnement régulier de la machine, l’intelligence produira une société semblable à celles de certains insectes, qui sont demeurées stables pendant soixante millions d’années : car une fois que l’intelligence a mis au point un mode de fonctionnement, elle ne permet aucune déviation par rapport à cette solution parfaite.

À ce stade, on ne peut même plus distinguer l’automatisme de l’instinct de l’intelligence automatisée : ni l’un ni l’autre ne laisse ouverte la possibilité d’un changement, et, finalement, l’intelligence aussi sera sans conscience, faute d’avoir à faire face à des choix et à des résistances. Si l’intelligence décrète qu’il y a un seul comportement approprié à une situation donnée, une seule réponse correcte à une question, toute déviation, voire toute hésitation ou incertitude, sera considérée comme due à un défaut du mécanisme ou à la mauvaise volonté de l’agent humain. On doit obéir à la « ligne du parti », et une fois que la rationalité scientifique sera le critère suprême, la ligne du parti elle-même ne changera plus. Finalement, la vie, avec ses virtualités presque infinies, se conformera une fois pour toutes au modèle établi par la seule intelligence.

Ainsi, l’intelligence scientifique froide et impersonnelle, qui se targuait de son indifférence vis-à-vis de la morale, de la politique ou de la responsabilité individuelle, a déclenché un processus qui finira nécessairement par saper jusqu’à sa propre existence séparée. Les scientifiques, formés à considérer la recherche systématique comme un absolu, ont ignoré les avertissements répétés d’observateurs vigilants comme Jacob Burckhardt et Henry Adams, avertissements qui ont précédé ou accompagné les premières expériences sur les éléments radioactifs. Et aujourd’hui, en dépit de la menace d’anéantissement universel que fait peser la possible utilisation de bombes nucléaires dans une guerre, les nations du monde se sont lancées tête baissée dans l’exploitation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques — alors qu’on ne sait toujours pas comment se débarrasser des déchets nucléaires, et que la poignée d’usines expérimentales existantes sont déjà une importante source de pollution. La seule utilisation industrielle et médicale irréfléchie de l’énergie nucléaire menace, en quelques générations, selon une mise en garde de l’Académie nationale des sciences, de produire de graves altérations organiques. De tels agissements irresponsables méprisent résolument le fait qu’en matière de radiations nucléaires les erreurs commises par incompétence ou par ignorance ne peuvent être corrigées. Nous sommes donc fondés à dire de l’homme posthistorique, se condamnant lui-même et condamnant tout ce qui l’entoure à la destruction, ce que le capitaine Achab du prophétique Moby Dick de Melville s’avoue dans un éclair de lucidité :

Généralisons ce résultat et voyons-le clairement pour ce qu’il est. L’automate ayant atteint la perfection, l’homme deviendra complétement étranger à son monde et sera réduit à néant — le règne, la puissance et la gloire appartiennent désormais à la machine. Plutôt que d’établir une relation riche de sens avec la nature pour obtenir son pain quotidien, il s’est condamné à une vie de bien-être sans effort, pour peu qu’il se contente des produits et des substituts fournis par la machine. Plus exactement, ce bien-être serait sans effort s’il n’imposait pas le devoir de consommer exclusivement les produits que la machine lui livre sans discontinuer, quel que puisse être son degré de satiété. L’incitation à penser, l’incitation à sentir et à agir, en fait l’incitation à vivre, auront bientôt disparu.

fin de la partie 1

L'AUTEUR Pépito...
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