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On ne le répétera jamais assez : partisans d’un « monde meilleur », vous êtes infernaux

Personnellement, je n'ai jamais voulu « changer le monde ».

Je suis contre l'idée de marquer l'Histoire d'une « empreinte ». Sérieusement, qui a envie de finir en statue devant une mairie ? Les héros ont tout mon respect, mais je n'ai absolument pas ni le courage, ni l'envie, d'en devenir un. J'ai toujours su que leurs histoires donnaient de bons articles, d'excellents films et des romans moyens, mais j'ai toujours su également que me lancer dans la vie en essayant de faire avancer les choses était parfaitement vain. À la place, je me suis donné des ambitions moindres : ne pas être trop désagréable avec mes pairs, rester poli en toute occasion, donner aux sans-abri une pièce. Si tout le monde s'obstinait à suivre cette ébauche de mode de vie, le monde serait peut-être plus respirable. Enfin, pas sûr.

Quoi qu'il en soit, l'idée de changer le monde est inhérente à l'homme – et à l'origine, elle n'était pas foncièrement nulle. Repartir de zéro, faire tabula rasadu passé et de ses sinistres vestiges afin de s'orienter vers un futur nécessairement beau et prometteur, remonte à l'Antiquité. Cette idée a été reprise pour le meilleur dans le marxisme originel de la fin du XIXe siècle jusqu'à ce qu'elle soit totalement désavouée par la Russie soviétique et l'expérience communiste en Europe orientale, quelque cent ans plus tard. Néanmoins, malgré l'horreur et le fait que non, l'homme demeure impossible à changer, que celui-ci possédera toujours une part de mauvais en lui, la plupart des gens continuent de croire que le futur sera meilleur et plus raisonnable qu'aujourd'hui. Ce qui est triste, puisque non, ce ne sera jamais le cas.

Aujourd'hui plus que jamais, tout le monde semble être obsédé par l'envie de faire « bouger les lignes », souvent à grand renfort de vidéos virales à portée politique. Ces vidéos permettent de dire à chacun des utilisateurs amis avec ladite personne très concernée par le problème abordé dans ladite vidéo : « en ce moment, je suis pour/contre cela. » « Je m'en soucie. » « J'essaie de faire avancer les choses – et toi ? » C'est cette conjonction d'inefficacité (je viens de poster une putain de vidéo en embed) et de narcissisme éhonté (je viens de poster une putain de vidéo en embed, et je suis persuadé que ça va participer à l'établissement des règles universelles de bonne conduite partout dans le monde) qui me semble franchement navrante.

Car selon moi, l'idée de changer le monde est éminemment capitaliste. Elle est aussi simple et basique qu'un packshot, une publicité. On propose à des gens – vous ! – de bâtir – donc de travailler – quelque chose de meilleur – de mieux ! – qui profitera possiblement à tous – qui touchera le plus grand nombre de gens. Tout est là, pour vous, immédiatement. Il n'est pas étonnant que les populations les plus investies dans l'idée de changer le monde en 2016 soient celles qui ont inventé et façonné le capitalisme : Français, Britanniques, Américains, Allemands et Scandinaves. Toujours prêt à faire évoluer le monde vers sa meilleure expression et construire pas à pas, partout, des démocraties parfaites. En attaquant militairement parfois il est vrai, quelques territoires réticents au Moyen-Orient.

Qui est responsable ? Personne. De fait, il est toujours malaisé de trouver une cible particulière, laquelle synthétiserait toute l'abjection d'une certaine gamme d'humains – ici, les inénarrables optimistes et autres sympathisants d'un avenir radieux. Mais il est envisageable de voir à peu près qui ils sont. Parmi la France de droite, les entrepreneurs et autres patrons de jeunes start-ups en font indéniablement partie. Leur idée que le monde sera mieux dès lors qu'il sera plus « liquide » et moins gouverné par l'État – en gros, parce que l'on paierait moins d'impôts, « comme aux États-Unis ! » – me semble, en plus d'être positivement stupide, complètement folle. Le monde tel qu'envisagé par les libertariens est en effet ridicule ; personne ne souhaite d'une vie gouvernée par une entreprise. Personne ne souhaite vivre en compétition avec le reste du monde.

Mais évidemment, à gauche aussi les partisans d'un futur sympa sont légion. C'est même là que la plupart se terrent. À la base, on peut voir ça comme les restes des vieilles velléités de Grand soir. Mais toute la gauche, et l'extrême gauche en premier lieu, a compris depuis bien longtemps – depuis 1990 et la fin de l'URSS, au minimum – qu'il n'y aurait jamais plus de Révolution en France. Pour compenser, j'ai l'impression que la gauche et en particulier les jeunes Français de gauche, se sont tournés vers l'activisme à l'américaine, et l'action sociale de proximité. Ce qui est un truc bien – les activistes sont de braves humanistes qui passent leur temps à s'occuper de problèmes dont le reste de la population refuse d'entendre parler. Les « coupables » sont ailleurs. Ce serait plutôt mon corps de métier, à savoir les journalistes, qui défendent bec et ongles la possibilité d'améliorer le monde. Et en particulier les jeunes journalistes bossant dans des « médias jeunes », pleins de ce désir nombriliste de transformer un monde injuste.

Cela tient, selon moi, à trois choses : d'une part, ils sont les fils de leurs parents, à savoir de vieux bourgeois de gauche encore portés par les « valeurs de 1968» – quoiqu'une vision adulte, terre à terre et ternie, triste de ces valeurs. D'autre part, c'est leur métier : être le porte-voix des inégalités du monde. Mais surtout, et je pense que l'on sous-estime totalement cette partie-là, c'est l'injonction d'Internet et des rédacteurs en chef à « créer du contenu » en permanence, et donc, de chaque jour trouver de nouveaux combats et de nouvelles luttes qui, aux yeux des auteurs de ces articles, peuvent CHANGER LES CHOSES. Les Rohingas en Asie du sud-est, l'homophobie d'État en Turquie, le mur de Donald Trump à la frontière américano-mexicaine. Pour eux, tous ces sujets sont sur un pied d'égalité, et n'allez pas objecter que bon, certains sont nécessairement moins importants pour un Français que d'autres. C'est du contenu, et il n'y a pas de contenu moins important que d'autres en 2016.

Mais bon, tout ça ne m'empêche pas d'être généralement pour les luttes en faveur de l'égalité. On ne se refait pas – je suis journaliste, et journaliste de gauche. Plusieurs tendances du féminisme et de l'altermondialisme sont extrêmement intéressantes, et même géniales, et j'en compte autant de dilettantes, ou de parfois ridicules. Mais ce n'est jamais grave. Là où ça le devient, c'est lorsque certains de ces activistes en viennent à lire le monde autour d'eux seulement avec le prisme de leur combat. On peut dire qu'à ce niveau, les féministes de Twitter détiennent la palme ; l'an dernier, je rappelle que quelques pourfendeuses du machisme national avaient fait annuler le concert du groupe de punk nantais ultra-underground Viol à la Mécanique Ondulatoire. Juste parce que les mecs – des punks, donc cons et qui passent leurs journées à se marrer, pas du tout des mecs qui défendraient une seule seconde la moindre agression faite aux femmes – s'appelaient Viol. En utilisant leur meilleure arme : balancer le groupe (à la mairie du 11e arrondissement) et essayer de faire dégénérer le truc en « shit-storm » virale afin que les journalistes des jeunes médias – toujours eux – s'en mêlent au plus vite. Histoire de créer du contenu.

Au final, le monde de 2016 ressemble à toute société dite civilisée depuis le début de l'Histoire, mais avec beaucoup plus de confort. Il faut rendre ça à la bourgeoisie occidentale : en plus d'avoir créé les Lumières et tout un tas de concepts plutôt bons pour la survie en groupe, elle a donné au monde entier l'envie de bien bouffer et de se reposer dans un fauteuil. Mais il est impressionnant de voir à quel point l'homme et les femmes, eux, ne se sont pas améliorés. Au contraire, le crépuscule du capitalisme les a rendus plus enfantins. On peut mettre ça sur le compte des circonstances – les crises multiples et simultanées, les attentats de Daesh et l'envie d'oublier toutes ces merdes en jouant à des trucs ultra-régressifs comme Pokémon Go – mais je ne crois pas. Ma génération est assez nulle, il faut le reconnaître. Elle assiste, résignée, à peine navrée, à un retour de la droite dans tous les domaines. Y compris, les domaines traditionnellement de gauche, comme « les lettres ».

Preuve en est, les livres vendus à la librairie Relay de l'aéroport de Roissy. Je rappelle que ces derniers se doivent d'être axés « grand public » pour que tout vacancier potentiel soit en mesure de l'acheter. Là, on constate, effaré, que les plus gros blockbusters littéraires ne sont plus les inoxydables Guillaume Musso ou Marc Lévy, mais qu'ils ont été remplacés par des textes plus ou moins classés comme réactionnaires. En effet, la plupart des livres censément pour vacanciers abordent tous un sujet typiquement de droite : les résidus dégénérescents de ce que l'on nomme l'islamisme radical. On y trouve donc leSoumission de Michel Houellebecq, le bouquin de Michel Onfray à propos de l'Islam, et même, le bien plus difficile d'accès 2084 de l'auteur algérien Boualem Sansal. Sans compter les essais – qui sont eux, réactionnaires au sens strict du terme – d'Éric Zemmour. Zemmour a ruiné le game des romans de gare pour le remplacer par des cours d'Histoire accélérés sur la grandeur de la France et les mérites de Napoléon. Le conservatisme de droite est partout, et convainc toute la France. Ce qui est objectivement sinistre. Mais qui n'est sans doute qu'une réponse, radicale, à la mièvrerie souriante de mes comparses socialistes.

Car la gauche suit son chemin. Elle demeure persuadée qu'elle doit changer le monde, juste parce que c'était son programme initial : construire une société plus juste. Je dirais qu'elle l'a fait. Il y a de quoi se réjouir, puisque nous avons réussi. Le Front Populaire a gagné le droit de se reposer quinze jours dans l'année en se battant, les communistes des années 1950 ont cassé pas mal de poignets aux patrons de grandes entreprises en se battant, et enfin, les hippies de Mai-68 ont fait accepter à leurs parents leur droit à baiser et fumer des joints en se battant (pendant un mois, certes). Le cinéma, la littérature et la musique ont participé de ce changement, l'ont accompagné. Puis les années 1980 sont arrivées. Le chômage, le ralentissement économique et l'élection de Mitterrand ont forcé la gauche à se résoudre à l'inévitable : il serait plutôt débile de quitter le système capitaliste. À partir de ce moment-là, on passerait dans un schéma de luttes dites « sociétales », à l'américaine. Et l'on quitterait peu à peu la vieille idée de se battre – contre qui, sérieux ? Les banquiers, les patrons de start-ups, un mec sympa comme Obama ? – pour se plaindre. Et créer une génération de bébés dénués d'humour, choqués pour rien et offensés en permanence comme s'ils étaient new-yorkais. Mes pairs.

Que faire alors ? Rien. Il n'y a rien à faire, si ce n'est râler, trépigner et attendre que ma génération grandisse en vieillissant. Il n'y a rien à faire, à part exprimer un dédain manifeste et actif vis-à-vis de tout changement politique effectif possible pour le remplacer par la réflexion et la critique de tout et de tous.

Chose que, moi-même, je suis incapable d'assumer. Parce que j'y crois un peu, toujours.

Par Julien Morel

Rédacteur en chef France - FR. Editor

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