Traverser le monde jusqu'à Calais.
C'est l'histoire d'un monde vraiment sauvage,
d'un monde où pleuvent les bombes qui, sans distinction atteignent un poste de commandement, un hôpital ou l'immeuble en face, celui juste de l'autre côté de l'avenue. C'est l'histoire de pays entiers détruits par une barbarie froide, cette folie lointaine que nous ne saurions imaginer. C'est l'histoire d'enfants qui grandissent en entendant l'air se fendre quand tombe le métal du ciel, un métal plein de feu qui sème le carnage, c'est le quotidien d'inconnus qui vivent dans les cris. Savez-vous imaginer cela, vous dont le corps est sain de mitraille, vous dont le corps ne saigne pas, vous qui ne savez rien du son strident de la balle qui décide ce jour-là de ne passer qu'à quelques millimètres de votre oreille ?
C'est l'histoire de peuples entiers qui se mettent en mouvement pour fuir ce qu'ici nous appelons leur sort. Ici sous le ciel bleu de France, nous appelons cela la guerre, et on dit que là-bas c'est la guerre, alors on pense comprendre. Car nous avons appris toutes les guerres à l'école. On les énumère, on les commente, on les décrit. Mais saurons nous jamais quelle odeur a la guerre ? Moi je remercie mon grand-père, de m'avoir raconté la seconde, la grande, celle où il était enfant. Je me souviens de ce qu'il a dit, quand il parlait de l'odeur de « viande brûlée ». Savons-nous vraiment tout ce que cela veut dire ? Non, bien sûr. L'imagination ne peut rien pour nous. Elle ne peut rien quand l'horreur va si loin. Et aucun cours d'histoire, aucun documentaire, aucune conférence ne nous en apprendra jamais rien.
C'est l'histoire d'humains déployés sur les asphaltes de la planète, l'histoire de sentiers transfrontaliers boueux, de contrôles musclés, de nuits blanches, d'enfants qui pleurent, de bateaux trop pleins qui transforment la méditerranée en fosse commune. C'est l'histoire d'un rêve poursuivi, un rêve qui s'est un temps appelé « Europe », mais qu'on connaît aussi sous le nom de paix, de liberté, c'est l'histoire de ce rêve travesti et malade. Ce sont des hommes et des femmes chassés par ce poids trop lourd, le fer dans le ciel, et arrivés par « chez nous » avec ces vœux étranges, ces envies de changement, ce désir d'avenir. Mais en réalité c'est l'histoire d'un autre fer trouvé sur place, de tous ces barbelés qu'il aura fallu franchir pour se retrouver devant nos murailles à nous – et nous comprenons chaque jour davantage que le fer le plus dur se trouve dans nos cœurs, et que c'est celui que l'on oppose à l'intrus.
A t-on l'imagination qu'il faut pour comprendre cela ? Car c'est l'histoire de la France aussi, l'histoire des pays dominants qui font les guerres lointaines qui ne nous blessent jamais. Mais elles poussent à nos portes les résultats de ce sur quoi nous fermons les yeux.
C'est l'histoire de la pire espèce, car c'est une histoire vraie. C'est la pire histoire que j'aie jamais entendu. On lit, on visionne, on critique.
Je croyais connaître.
J'ai toujours été bon élève.
Mais les hommes ne sont pas des statistiques. On ne peut indéfiniment en faire des colonnes dans des tableaux de livres scolaires ou de communiqués télévisés. Et un jour j'ai rencontré ces hommes. Ceux que l'on appelle migrants, comme si toute leur substance était contenue dans cette dénomination.
Soudan, Érythrée, Afghanistan, Syrie, Irak… ils venaient de tous ces endroits. Tous ont connu ces balles pointilleuses qui transperçaient les murs. Tous ont marché des mois dans le froid de cette Europe qui leur tournait le dos. D'autres ont dérivé sur cette grande fossoyeuse de mer d'acier qui nous sépare d'eux. Mais, vous savez quoi ? Nous n'en avons même pas parlé. A quoi bon ? Comment aurais-je, avec cet aplomb stupide, osé demander de quel bois était faite leurs ténèbres ?
Non, nous avons passé quelques jours ensemble, à Calais, près du camp. Autour des guitares il y avait des sourires timides. Puis une main se tend, elle agrippe un manche. Ce sont de longs doigts fins d'Afrique noire. Ce sont de nerveuses phalanges du Caucase. Qui se souciait de leur provenance ? La musique naissait quand même, sans savoir l'origine de la peau et des langues.
« Qu'aimes-tu dans la vie ? » c'est ce que celui-là m'a demandé. Il a seize ans. Il est seul, pas de famille. Il joue bien de la guitare et sa voix a mis les larmes aux yeux d'un vieil arabe à la barbe blanche. Il ne m'a pas demandé ce qu'on me demande sans cesse dans ce pays, à savoir « que fais-tu dans la vie ». J'ai aimé sa question car elle a entraîné une toute autre conversation.
Puis un jour nous sommes allés à la plage. Il faisait beau. C'était l'histoire d'une journée sur la côte nord de ce beau pays que peut être la France quand elle veut. Mon amie bénévole dans cette association animait un atelier artistique avec tous ces migrants. Sur cette plage il y a beaucoup d'argile et nous voulions sculpter.
C'est vrai qu'il y a des visages fermés, des têtes un peu dures et des traits tirés. C'est le ramadan, tout le monde est fatigué. Mais c'est beau ces doigts couverts de glaise, c'est naturel je trouve ces sourires qui naissent au cours de la journée, petit à petit ils s'ouvrent – un sourire est une fleur. Si on l'arrose de métal il ne pourra pas éclore, n'importe quel botaniste du cœur vous le dira.
« C'est une maison traditionnelle de mon village, me dit-il dans un anglais laborieux. Là tu as la pièce pour le fourrage, là, le puits... » Il a construit plusieurs pièces, il a même fait les petits bonhommes à l'intérieur. Il nous fait rentrer dans son pays par la plus grande porte possible : la grande baie ouverte de sa culture, et non pas le portique étriqué d'un nom quelconque.
Un autre a fait une barque remplie de monde. Un esquif précaire bondé de petits humains fragiles. Au loin on entend les vagues de la mer du nord. Qui aura la force d'imaginer faire monter sa famille sur ce rafiot, et prendre le large ?
En repartant vers Calais, on s'arrête sur une jetée. Trois jeunes hommes s'assoient sur un banc face à la houle. Tout au loin on distingue les côtes anglaises. Ces trois là veulent passer. Il y a beaucoup de conviction dans leur envie d'avenir. « Tu sais, pour reconstruire quelque chose » il me répond quand je lui demande pourquoi l'Angleterre. Aura t-on jamais la force d'imaginer la puissance qu'il faut pour vouloir reconstruire comme lui, quand tout est cassé ?
C'est l'histoire d'un monde qui me fait très peur. J'ai beau lire et m'intéresser, je ne le comprends pas vraiment ce monde. Parfois il ne m'intéresse plus. Je me trouve en ce moment perdu dans une forêt du grand nord canadien. Les ai-je tous abandonnés ? Ah mais quel orgueil de ma part ! Comme si ces gens avaient besoin de moi… Le touriste porte ses bagages, le voyageur est porté par eux. L'exilé, lui, il est chassé par la haine, accueilli par la haine, privé de bagages mais porté par une force intérieure et magistrale que l'on connaît tous sous ce nom : la vie.
C'est l'histoire d'êtres humains, en réalité. Des musiciens, des sculpteurs, des rêveurs. Ils semblent pour beaucoup avoir tout pardonné. Peut-être une condition sine qua non pour être libre de recommencer à vivre ? Poursuivre en améliorant, en embellissant ? Qui pourra imaginer la paix qu'il faut porter en soi pour accoucher d'un tel vœu ? Comment mes contemporains peuvent-ils être aveugles à ce point par moments, et ne voir en eux qu'un danger, qu'un problème ?
« il y a l'hygiène, il y a l'insécurité », me reproche t-on parfois quand je parle de ça. Mais mettez n'importe quel aristocrate, commissaire ou pianiste dans un camp tel que celui là, et voyez ce qui advient. Moi-même j'ai une mauvaise hygiène sans eau courante. Moi-même je peux me battre s'il l'on ne me donne comme pain que la promiscuité et l'injure que constitue le jugement de cette société aveugle et malade. « j'étais dans la queue à la caisse du supermarché, m'a dit cette dame un jour, et j'ai changé de file quand les migrants sont venus derrière moi parce que… bonjour l'odeur ! »
Mais, madame, comment pourrais-je jamais pardonner ce que vous vous faites à vous-même en méprisant ainsi la vie ? Ne voyez-vous pas le combat que mène l'espoir chez ces êtres que tout voudrait accabler ? N'arrivez-vous pas à voir des gens debout ? Des humains qui diraient « oui madame excusez-nous, nous n'avons pas l'eau. Mais nous ne sommes pas que pauvres, pas que migrants. Pourquoi nous appeler ainsi ? Nous sommes avant tout sculpteurs, musiciens, poètes ou médecins madame. »
A quoi bon écrire ce texte ? Pour présenter l'expo bien sûr, mais ce n'est pas la vraie raison. En fait c'est pour témoigner, et je m’arrêterai là. Témoigner et dire voilà ce que j'ai vu. Je n'ai vu que des humains, et ils n'étaient ni barbares, ni terribles. Ils ne voulaient rien voler, ils ne voulaient pas chercher querelle et, parfois, on a presque l'impression qu'ils voudraient s'excuser par avance d'avoir l'air si misérable dans leurs vêtements. Ils sont comme tout le monde. S'ils ne parlent pas c'est qu'ils ont des cavernes et des sous cavernes en guise de secrets et d'oublis. S'ils courent la nuit le long des rues sous des néons blafards, qu'ils guettent des camions et que parfois ils saignent au bout d'un couteau, c'est que nous ne leur laissons pas le choix, que nous voudrions l'oublier, et que ça nous arrange qu'ils soient définis par leur manque : pauvre, migrant, réfugié. On ne peut réduire personne à un simple mot. Mais de quel nouvelle sorte d'imagination faudra t-il donc faire preuve pour sortir de cette imposture intellectuelle ?
Ouvrez donc vos mains, non pas pour leur donner, mais pour prendre d'eux. Ouvrez donc votre cœur non pas pour les consoler, mais pour apprendre de leur simplicité. Qui sera mieux placé pour raconter la folie dont est capable l'homme ? Qui d'autre porte en lui avec tant d'aisance le bagage de la beauté et de la confiance ? Ils ont des âmes avec beaucoup d'espace, voilà pourquoi ils peuvent porter cela. Humains de France, vous aussi vous avez la place. Mes amis, qu'y a t-il de plus beau que l'espoir que je place en vous ?
Nous avons partagé ensemble le plus grand trésor que nous ayons : un peu de temps.
Donnez-vous un peu de temps, d'autant plus si vous ne faites pas partie de la grande majorité des convaincus que touchera ce texte.